MASSACRES DANS LES VILLAGES

La Cour suprême de Justice, Ciudad de Guatemala, 19 mars 2013

La Cour suprême de Justice, Ciudad de Guatemala, 19 mars 2013.

“À leurs yeux, nous n’étions pas humains.”
Le début d’un procès historique: le général Efraín Rios Montt accusé de génocide et de crimes contre l’humanité. Les survivants témoignent. La droite contre-attaque et paralyse le processus.
Guatemala, mars-avril 2013


N.B. MISE-À-JOUR: Le 20 mai, la Cour constitutionnelle annule le verdict, exigeant la reprise du procès à partir du 19 avril pour résoudre des contentieux soulevés par la défense. À suivre…


N.B. MISE-À-JOUR: Dans un contexte difficile, le procès redémarre le 30 avril; après sept autres jours de témoignages et de plaidoyers, le tribunal dicte sa sentence le 10 mai 2013: Jose Mauricio Rodriguez Sanchez est acquitté, Efrain Rios Montt est jugé coupable et condamné à 80 ans de prison (50 pour génocide et 30 pour crimes contre l’humanité). En date du 11 mai, l’ancien général est le détenu numéro 19 de Quartier général de Matamoros, un centre pour prisonniers de “haute vulnérabilité”. On peut s’attendre à des recours juridiques dans le proche futur.


C’était comme dans un roman. Le général octogénaire face à ses accusateurs, les avocats de la poursuite : le Ministère public, les associations qui représentent légalement les victimes: A.J.R. (Asociación para justícia y reconciliación) et CALDH (Centro para la acción legal en derechos humanos). À la gauche du général, le tribunal: la juge Jazmín Barrios et deux collègues. De chaque côté du général, son co-accusé et leurs avocats. À sa droite, la salle: les observateurs, la presse, des survivants du conflit, et ses propres amis. À mi-chemin entre lui et les avocats de la poursuite, une petite table et deux chaises: une pour les témoins, et l’autre pour d’éventuels traducteurs de la cour, si les témoins parlent l’Ixil ou une autre langue maya.

Voilà la scène du procès qui démarre le 19 mars 2013 – 31 ans après les faits en cause – contre le général Jose Efraín Rios Montt, ancien président, militaire à la retraite, et Jose Mauricio Rodriguez Sanchez, ancien chef de l’intelligence militaire. Cela aura pris une douzaine d’années de démarches et de persévérance de la part d’un groupe d’avocats, face à d’innombrables appels et recours utilisés par les avocats des militaires. Au 20e jour du procès – le 18 avril – la journée se termine avec une nouvelle désastreuse: une autre juge, d’une autre instance, annule le procès et ordonne que les procédures soient invalidées à partir du 23 novembre 2011. Victoire pour la défense, et un véritable outrage à la centaine de victimes et d’experts venus offrir leurs témoignages. Les jours suivants,  requêtes et appels sont déposés pour contester et faire annuler cette grave décision. Il faut dire que depuis quelques jours, les secteurs opposés au procès avaient monté une intense campagne d’annonces payées dans les journaux pour exprimer leur rejet.

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Dans le cadre du procès, les militaires sont accusés d’être les auteurs intellectuels d’un génocide et de crimes contre l’humanité. Le cas choisi est emblématique. Entre mars 1982 et août 1983 (la phase où Rios Montt était au pouvoir), l’armée a massacré 1,771 Ixils et s’est livré à d’autres crimes: viols, torture, brutalités, destruction de maisons, pillage ou destruction de récoltes et de biens, déplacement forcé de 29,000 personnes. Bref, le supplice collectif de la population civile d’une région montagneuse connue sous le nom de Triangle Ixil, à l’ouest de la capitale. Si ce cas a été choisi parmi tant d’autres, c’est aussi parce que l’État soutenait publiquement que cette communauté était considérée comme ennemi interne. Pour prouver le cas de génocide il faut en effet soumettre les preuves de son intention.

La ferveur anti-communiste du général Rios Montt, en ligne avec l’idéologie américaine préconisée dans le cadre de la Guerre froide, l’avait amené à concevoir et mettre en pratique une politique de terre brûlée à l’encontre d’une partie de la population guatémaltèque qui risquait de s’identifier avec les motifs de la lutte armée (une critique de la distribution inéquitable des ressources nationales). Les campagnes militaires de l’État s’organisaient donc autour de la terreur: exterminations, torture, déplacements, et parfois aussi re-localisation dans des villages-modèles sous le contrôle de l’armée, ce qui aboutissait à une autre forme d’extermination, culturelle cette fois-ci.

L’extrême-droite, les militaires et une partie de l’opinion publique contestent cette version de l’histoire, soutenant qu’il ne s’agissait ni de génocide ni même de massacres, mais d’une confrontation entre l’État et les forces insurrectionnelles: des civils se seraient trouvés piégés entre des tirs croisés. Certains vont jusqu’à dire, sans offrir de preuves, que s’il y eut des massacres, la guérilla est à blâmer, pas l’Armée. Le génocide, selon un des avocats de la défense, est un concept importé de l’étranger, et d’opulentes organisations venues de loin ont payé des montagnes d’euros en échange de faux témoignages.

Mais s’il y a un tel rejet du procès, c’est que les preuves sont accablantes. Les régimes militaires ont voulu éliminer leurs opposants et des secteurs civils, et tous les récits coïncident : tueries, enlèvements, disparitions, menaces, harcèlements, fuite. Depuis 1992, les experts-légistes déterrent les restes des massacrés et assassinés trouvés dans les cimetières clandestins et les fosses communes. L’étude scientifique des ossements confirme les récits des survivants à propos des événements. Maintenant des preuves d’ADN déterminent l’identité de certaines victimes d’exécutions extrajudiciaires. Un document militaire, dit “Diario militar”, a fait surface, dressant la liste de 183 individus enlevés et disparus. Les archives de la police sont sous la loupe des chercheurs.

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Une offrande florale aux victimes des régimes militaires et des pancartes consacrées à des femmes assassinées, à l'entrée de la Cour suprême de Justice.

Une offrande florale aux victimes des régimes militaires et des pancartes consacrées à des femmes assassinées, à l’entrée de la Cour suprême de Justice.

Devant le Palais de Justice, tôt le matin du 19 mars, un groupe arrange une offrande aux victimes: un tapis d’aiguilles de pin, des pétales de rose, d’oeillets, de l’encens, des chandelles. On a aussi placé des photos-portraits de femmes disparues ou assassinées pendant le conflit. Des banderoles commémoratives accrochées aux murs exigent vérité et justice. Une file d’attente s’est formée. Les premiers à entrer sont les journalistes et les victimes du conflit qui appartiennent à l’AJR. À l’intérieur, la presse s’agglutine autour du général Rios Montt dès qu’il apparaît. Assise en première rangée, Rigoberta Menchu Tum, Prix Nobel de la Paix, à deux mètres de Zury Rios Sosa, fille de Rios Montt.

File d'attente pour entrer dans la salle du procès.

File d’attente pour entrer dans la salle du procès.

> La presse se regroupe autour du Général Rios Montt lors de son entrée dans la salle.

La presse se regroupe autour du Général Rios Montt lors de son entrée dans la salle.

En première rangée, Rigoberta Menchu Tum, Prix Nobel de la Paix, et au fond, le Général Rios Montt, son co-accusé (en arrière), et leurs avocats.

En première rangée, Rigoberta Menchu Tum, Prix Nobel de la Paix, et au fond, le Général Rios Montt, son co-accusé (en arrière), et leurs avocats.

La séance commence. Pendant presque trois heures, les avocats de la défense cherchent à faire dérailler le procès, faisant appel à des articles de loi et d’autres raisons pour exiger son annulation ou obtenir de nouveaux délais. Le ton de leurs interventions est de plus en plus hostile. Le tribunal répond à chacune en rejetant les objections fondamentales. Après ce théâtre de l’absurde, la juge saisit soudainement le marteau, frappe la table avec détermination et déclare le procès ouvert. Les avocats de la poursuite offrent des préambules éloquents et passionnés. Ceux de la défense tentent de nouvelles esquives et attaques, mais la juge les remet sur le droit chemin: qu’ils présentent enfin leurs cas. Après encore un assaut de la défense, la juge, excédée, ordonne le départ d’un des avocats et relègue ses fonctions à un des autres, qui s’y oppose. Elle peut enfin terminer la lecture des accusations dans leur détail. Les accusés déclarent en avoir pris connaissance.

Un témoin Ixil prête serment.

Un témoin Ixil prête serment.

Après ce début chaotique, le procès s’achemine. L’après-midi, et les jours suivants, les témoins se succèdent, avec leurs récits déchirants, en réponse aux questions des avocats de la poursuite, suivies de celles de la défense (de nouveaux avocats sont venus remplacer l’avocat expulsé). Nous écoutons chacun des témoignages, et pour beaucoup d’observateurs présents, c’est loin d’être la première fois. Mais cette fois-ci on ne peut refouler une certaine satisfaction, car les accusés doivent aussi écouter. Qui est mort? Soeurs et frères, parents et grands-parents, enfants, bébés, oncles et tantes, neveux et nièce. Comment? Poignardés, tués par balle, décapités, brûlés vifs, tués à coups de machette, étranglés, la gorge tranchée, torturés. Et votre fuite dans la montagne? On devait se déplacer constamment, on n’avait rien à manger, des enfants et des aînés sont morts de faim, d’autres sous les bombardements. La journée du 2 avril fut consacré aux témoignages de viols par les soldats et les cadres militaires: plusieurs des victimes étaient mineures ou enceintes.

Cyniques, les avocats de la défense se plaignent du caractère répétitif des témoignages. Si les actes répressifs n’étaient pas abominablement répétitifs, les témoignages ne le seraient pas non plus. L’État major n’avait pas besoin d’envoyer ses troupes massacrer et terroriser l’entière région. Le cas du triangle Ixil, qui sert ici d’exemple, n’est qu’une des opérations militaires contre la population civile, parmi tant d’autres. Les auteurs des crimes devraient avoir à écouter 200,000 témoignages, pour chaque mort, chaque disparition du conflit, dont 93% tués par les forces de sécurité guatémaltèque (chiffres établis par la CEH, ou Commission d’éclaircissement historique (1) ).

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Des femmes Ixil parmi les observateurs.

Des femmes Ixil parmi les observateurs.

Malgré les progrès en termes de justice, le Guatemala se retrouve pris aujourd’hui dans un contexte polarisé, et la répression s’intensifie contre les mouvements sociaux. La liberté d’expression n’est pas un droit garanti. Des activistes impliqués dans la défense des droits des communautés, autochtones ou non, sont victimes de menaces, d’assauts, et fréquemment, les cibles d’assassinats. Le Canada a acquis une réputation des plus sinistres dans les milieux conscientisés du pays (populations rurales, écologistes, intellectuels, enseignants, étudiants, militants), car les luttes les plus exposées à une riposte violente sont celles axées sur l’exploitation de mines. Et les compagnies canadiennes sont au coeur de cette industrie.

Lolita Chavez, du Conseil des Peuples k’iche’, une des porte-parole du mouvement opposé aux abus des compagnies minières, a visité le Québec au mois de mars. Dans le cadre d’un important colloque à l’UQAM, “Plan Nord, Plans Sud. Expansion minière canadienne : criminalisation de la résistance dans les Amériques” (2), elle a encouragé les participants à réagir collectivement contre les injustices provoquées par nos industries. Le 17 mars, quatre leaders d’une communauté Xinca ont été enlevés à la sortie d’une réunion; le lendemain un d’eux, Exaltación Rámirez López, a été retrouvé mort. Cette communauté rejette le projet de mine Escobal de la compagnie minière Tahoe Resources, qui appartient à 40% à la minière canadienne Goldcorp. Deux semaines après, le gouvernement guatémaltèque accorde à la compagnie le permis d’extraction (3).

Ici au Canada, le gouvernement et les banques nous encouragent à investir dans le marché, à acheter des actions. Parmi les plus lucratives se trouvent celles des corporations minières. À la lumière de la violence générée par ces activités au Guatemala et ailleurs, il est temps de se poser de sérieuses questions sur ce genre d’investissement. S’il y a tant d’entraves à la justice au Guatemala, il faut intervenir ici. Non seulement pour soutenir les démarches en cours pour redresser les torts du passé, mais aussi pour dénoncer l’actuelle vague de répression.

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Observateurs du procès, notamment des survivants venus de communautés mayas.

Observateurs du procès, notamment des survivants venus de communautés mayas.

(*1) http://shr.aaas.org/guatemala/ceh/report/english/toc.html
(*2) http://www.paqg.org/node/216
(*3) http://rightsaction.org/action-content/tahoe-celebrates-mining-license-soon-after-kidnapping-four-men-and-murder-one-them


NB: En date du 23 avril, jour de cette publication, une bataille légale est en cours au sein du système judiciaire guatémaltèque, et le résultat final n’est pas encore connu.


 

photos © Mary Ellen Davis

http://www.maryellendavis.net


Mary Ellen Davis, réalisatrice de documentaires indépendants, dont trois filmés au Guatemala (Le Songe du diable, Tierra Madre, Le Pays hanté), chargée de cours, programmatrice pour le Festival Présence autochtone.