La transition énergétique et numérique : un prurit ou un danger populiste ?

 

Alicia Loría, langagière, accro du numérique, mère d’une femme merveilleuse, grand-mère de trois fleurs printanières cherchant leurs vocations professionnelles, et être sensible à nos réalités diverses et à nos contradictions parfois inextricables, se demande si la transition énergétique et numérique est un prurit ou un danger populiste. C’est pourquoi, touchée par la lecture du récent essai de Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares – la face cachée de la transition énergétique et numérique, elle a demandé à Montréal Serai de lui permettre d’offrir un bref aperçu de cette thèse solidement argumentée tout en vous faisant part de ses propres impressions.

La Guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique – PITRON, GUILLAUME © LIENS QUI LIBERENT 2018

 

Le monde entier semble traversé par le souci du réchauffement climatique accéléré. Nombreuses populations en subissent les conséquences, et les démocraties occidentales, craignant être dans l’avenir les responsables d’un passé qui deviendra gênant, s’allient et signent de multiples accords. Nonobstant, dans la poursuite d’une transition climatique vers une société à faible carbone, créatrice entre autres d’innovations énergétiques qui puissent contribuer à atténuer les nombreuses crises écologiques, sanitaires et humanitaires menaçant la planète, le fait est que les joueurs de premier rang se lancent à l’assaut du marché de la transition énergétique et numérique, en faisant fi de la croissante dépendance aux terres rares, au nombre de 17, qui ne représentent qu’une famille de métaux rares « nécessaires à la fabrication de panneaux photovoltaïques, d’éoliennes, et d’outils nécessaires à la transition vers les énergies renouvelables ».

Obnubilés par les alternatives aux énergies fossiles, tantôt mises en valeur par les exploits de véhicules solaires traversant les océans ou les airs, ou par les parcours de milliers de kilomètres de voitures électriques, on oublie les contradictions qui sous-tendent cette révolution énergétique à échelle mondiale. En effet, ces « petits confettis de terre », comme les appelle Pitron, qui logent depuis des milliards d’années dans la croûte terrestre sont des ressources indispensables à un monde plus durable, mais ils « ne sont pas renouvelables comme le vent, les marées et le solaire ». Et même si les quantités de métaux rares, indispensables aux technologies vertes et numériques, « utilisés au regard des volumes gigantesques d’hydrocarbures qui rejettent des millions de milliards de tonnes de CO2 sont insignifiantes », comme l’affirme l’auteur, elles nous confrontent au « sérieux dilemme du risque de dépendance », et par surcroît, à des enjeux géopolitiques de taille examinés brillamment dans cet ouvrage.

Dès le départ, et suite à la définition des métaux rares, aux noms latins et au nombre approximatif de 30, « qui, comparés aux métaux abondants, existent en infime proportion », le lecteur rentre dans le contexte historique de transitions énergétiques des XIXe, XXe et XXIe siècles, —le passage du charbon au pétrole et les bouleversements climatiques générés par les énergies fossiles qui donneront lieu à la révolution verte telle qu’on la vit. Ainsi on prend conscience de la similitude troublante de la « supériorité industrielle de la Couronne anglaise », transposant le cas britannique à la révolution énergétique et numérique à l’échelle globale. Ces données tissées dans la toile de fond ressortent vers la fin du livre, où Pitron nous fait assister à la visite d’une immense carte (The Great Map) élaborée au début du XIXe siècle en Grande-Bretagne « décrivant la structure minérale des sols du pays et mettant en relief les veines noires qui représentent le charbon ». Il nous rapporte que, de nos jours, suite à la position de la Chine en ce domaine, de « nombreux États, multinationales et entrepreneurs se sont lancés à actualiser les cartes minières, mais cette fois-ci à échelle de la planète entière ».

Tout cela prend du sens lorsqu’on apprend que les pays qui possèdent des métaux rares dans leurs sous-sols mais qui s’appliquent à l’extraction des métaux abondants ont laissé la Chine en position de monopole, ce pays qui concentre la production de 50% des métaux rares du monde devenus incontournables pour l’Occident. Cela se doit à leur utilisation dans de nombreuses industries, et au fait que l’exploitation des métaux rares est « tout sauf propre », car « leur extraction et leur raffinage nécessitent des procédés très polluants », comme Pitron le souligne. C’est ainsi que l’Empire du milieu, après avoir essuyé des revers historiques, contrôle ce marché ultra-stratégique et se taille un empire tentaculaire qu’on retrouve aujourd’hui dans des pays d’Afrique et d’Asie où le « maître des métaux rares » se munit de provisions pour parer à ses besoins énergétiques, lesquels ne cessent de se multiplier pour satisfaire, entre autres, les manufactures délocalisées de divers pays d’Occident installées en Chine. Parmi elles, on compte l’usine américaine chargée de fabriquer et d’exporter les aimants essentiels aux technologies militaires des États-Unis, une « politique suicidaire », selon ce qu’on apprendra. Petit détail motivant sans doute, la récente rencontre du président américain avec le président de la Corée du Nord, pays qui, selon l’auteur, « posséderait certaines des plus grandes réserves des terres rares du monde ».

Outre la délocalisation des manufactures plus près de ressources dans l’Empire du milieu, ce que Pitron qualifie comme le hold-up du siècle, on souligne dans cet ouvrage maintes autres « incohérences et légèretés des Occidentaux », telle la délocalisation de déchets du fait qu’on ne sait plus quoi faire de nos téléphones intelligents et ordinateurs dont on ne veut plus ou qui sont devenus inutiles à cause de la pratique de l’obsolescence programmée de nos produits informatiques et de leurs composantes, ainsi que l’influence de l’appétit vert sur nos mœurs, nos principes de zéro risques pour réduire les incidents en matière de sécurité au travail, le phénomène ‘NIMBY’ (Pas chez-moi !), entre autres, qui font qu’on ne s’aperçoit pas des graves répercussions sanitaires et géopolitiques que la délocalisation industrielle ou l’enfouissement de déchets entraîne. Ce récit nous amène à des contrées où des gens moins fortunés que nous vivent des décombres de notre pollution délocalisée et meurent par suite des pratiques perverses d’exploitation des terres rares imposées par des gouvernements assoiffés de pouvoir, dont l’exemple de Batou, la « Silicon Valley » située en Mongolie-Intérieure, vallée décrite aussi par l’auteur et réalisateur de documentaires comme Astana, la Dubaï des steppes. Dans ces mines, selon la NASA, l’extraction de chaque tonne de terres rares entraîne la libération de 9 600 à 12 000 mètres cubes de gaz résiduaires et approximativement 75 mètres cubes d’eaux acides.

 

Centre de données

Parmi les principaux axes de réflexion de ce nouvel ordre mondial contrastant, Pitron met sur le tapis les côtés sombres de la transition numérique. L’un des thèmes clés concerne les centres de traitement de données. Par exemple, il réagit à des ressources vidéo disponibles en ligne telles que celle présentée par Adam Wierman où l’on cite Brad Smith (président de Microsoft), qui admet que “We need to recognize that by the middle of the next decade data centers will rank among the largest users of electrical power on the planet”, auquel Pitron se réfère comme « l’un des papes des nouvelles technologies ».

Au niveau d’émissions de CO2, pour donner un ordre de taille, on apprend que l’empreinte carbone de 1000 recherches sur Google équivaut à un court trajet en avion, et l’empreinte carbone d’une heure de visionnement sur Netflix est égale à la consommation annuelle d’énergie d’un réfrigérateur. La vidéo nous fait également comprendre qu’un serveur en position de ralenti dans un centre de donnés émet autant de gaz carbonique qu’une voiture dont le moteur tourne au ralenti. Et il nous donne une idée de notre responsabilité en disant que tout comme on ne laisserait pas tourner 500 voitures au ralenti, personne ne laisserait oisifs les 500 serveurs que contient chaque édifice d’un centre de données.

Bref, trouvent bien leur place dans ce volet analysé par Pitron, les milliers de kilomètres de câbles sous-marins lourds et poussiéreux reliant le réseau internet mondial, analogues, à mon avis, aux lignes télégraphiques « totalisant près de 250 000 km au tournant des XIXe et XXe siècles ».

Source: http://www.businessinsider.com/

Il faut arrêter la coupe à blanc ! En défendeurs des principes sylvicoles, on tient à s’abstenir d’imprimer de l’information parce que cela sauve des arbres, alors que les internautes ne semblent pas se soucier de la consommation énergétique causée par le nombre ahurissant de courriels envoyés à chaque seconde, ni par le stockage de données dans le blanc nuage internet. Des incohérences comparables, nous pourrions en dire long. Après tout, dans une économie dominée par les services, comme dirait Guillaume Pitron, « une planète connectée vaut mieux qu’une planète propre ! » C’est pourquoi ce livre constitue un point de départ nous permettant de sortir d’une certaine apathie et nous incitant à évaluer les initiatives qu’on nous vante jour après jour dans les médias et qui nous font oublier que les solutions qui nous font rêver d’un monde plus juste et plus propre sont souvent la source de problèmes.

Nul doute, les énergies fossiles méritent leurs ennemis. Mais, est-ce que le débat est devenu trop partisan pour être utile ? Savez-vous dans quels pays on trouve des métaux rares ailleurs qu’en Chine ? Sommes-nous au fait de tout ce qui concerne la fabrication ou production d’autres biens, comme l’équipement médical, entre autres, et de ce qui se passe derrière les coulisses de l’approvisionnement de terres rares, et l’utilisation d’alliages et procédés et le coût ahurissant de leur éventuelle récupération ? Savez-vous combien de tonnes de roche sont nécessaires à l’extraction de quelques grammes de terres rares ? Savez-vous combien de grammes utilisent annuellement de gens comme nous ? Vous êtes-vous déjà demandé quels sont les procédés de récupération de métaux rares contenus dans les aimants utilisés dans l’industrie écologique et technologique? L’agenda de l’exploitation minière dans les fonds marins, ça vous dit quelque chose ?

Savez-vous que tous les pays se sont déjà distribué les mers et les océans afin d’y trouver des gisements de terres rares ? Savez-vous que des scientifiques japonais ont dévoilé en mars dernier que des gisements massifs localisés au fond du Pacifique dans la zone économique exclusive du Japon « pourraient contenir plus de 16 millions de tonnes de terres rares, de quoi, selon eux, couvrir plusieurs siècles de besoins mondiaux » ? Impressionnant, mais il reste à prouver leur probabilité. Surtout lorsqu’on considère « la faible concentration de terres rares, inférieure à 1% des boues sous-marines », tel que rapporté par BFM Business le 13 avril dernier, « cela veut dire que pour récupérer 1000 tonnes d’oxyde de terre rare, il faudrait traiter 1 million de tonnes de boues », leur explique Ryan Castilloux, directeur et analyste des marchés de Adams Intelligence.

Vous êtes-vous demandé si les métaux rares peuvent causer des dégâts plus graves que les énergies fossiles ? Savez-vous qu’ « un véhicule électrique génère presque autant de carbone qu’un diesel » ? Savez-vous combien d’énergie il faut pour créer de l’énergie ? Vous êtes-vous posé la question si notre « scrupule écologique » peut nous convertir en responsables d’un écocide ? Savez-vous qu’il y a d’autres futurs possibles, des moyens pour trouver un renouveau extractif ? Avez-vous songé à la chasse aux planètes de notre système et exoplanètes ? Peut-être pas. Cependant Pitron nous met la puce à l’oreille concernant les coûts de ce renouveau énergétique et numérique « vus dans l’ensemble de la planète, sous les perspectives des États, des politiciens, des intervenants du public et du privé », le long de six années d’enquêtes, menées dans cinq continents, y compris des archives, des bassins de décantation et des villages du cancer comme Dalahi, en Mongolie-Intérieure, « où les habitants qui ne se sont pas résolus à partir respirent, boivent et mangent les rejets toxiques » du réservoir Weikuang Dam, ou bien, comme la petite ville malaisienne de Bukit Merah où le raffinage de terres rares et le transport de déchets toxiques et radioactifs provoque de graves maladies génétiques.

En tournant les dernières pages de son ouvrage, je ne peux que convenir avec l’auteur qui nous rappelle que rien ne changera radicalement tant que nous ne constaterons pas le coût de notre « bonheur standard ». Par ailleurs, je suis plus que convaincue que dans tout ce brouhaha de la fin des fins des énergies fossiles, il y a un danger populiste. Comme bien le dit Jiang Zilong, romancier chinois, « Les profanes voient les apparences, les connaisseurs voient les astuces. » Ce qui me ramène à l’ajout de la citation de Constantino Humberto Muko de la République d’Angola qui dit : « La connaissance libère et éclaire l’homme, tandis que l’ignorance assombrit et renferme l’homme dans un monde limité. » On peut se demander quel est le lien de cette maxime avec la maison d’édition LLL – Les liens qui libèrent, qui publie l’ouvrage.

Dans ce premier livre captivant, Guillaume Pitron, journaliste pour Le Monde diplomatique et récipiendaire du Prix Erik Izraelewicz, édition 2017 de l’enquête créé par le Le Monde, emploie des arguments comparatifs et contrastifs de vérités, d’erreurs et de rêveries servant à pousser son cri d’alarme, de puissantes métaphores, de savoureuses figures de style comme : l’appétit vert, laver plus blanc que blanc, un aréopage d’experts, les plaidoiries de l’écologie, l’appât du gain, la consommation compétitive, le mikado diplomatique, les princes rouges, la politique sereine du panda, le pouvoir d’achat, le savoir d’achat, les orpailleurs spatiaux, et de dictons tels que : le ciel est pavé de bonnes intentions, qui nous éclairent lors des passages abstraits de ce récit épatant. En plus de ses annexes, tableaux répertoriant les minerais stratégiques et l’utilisation des terres rares, et cartes des principaux pays producteurs de minerais rares, cet ouvrage offre également une riche bibliographie et une série de ressources autour desquels on peut articuler une réflexion plus approfondie. Pas étonnant qu’au mois de juin, cet ouvrage se trouve toujours en « coup de cœur » dans plusieurs librairies.

 


Grande voyageuse, Alicia Loría  a vécu à Mexico, sa ville natale, à Paris, et à Hong Kong. Alicia réside à Montréal, où elle travaille depuis plus de vingt ans comme traductrice et interprète de conférence. Elle a enseigné les langues à HKU, et plus récemment la traduction à McGill et à l’UQTR. Une autre corde à son arc est son Bac ès arts, concentration musique, obtenu à Concordia en 1984.