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Orpheo ( 4' x 4') by Ludmila Armata, Oil, from series entitled "Misfits"

 

C’est en descendant de la montagne que je l’aperçus pour la première fois. Mon premier réflexe eût été de m’en éloigner en ignorant sa présence. Mais plutôt que de le fuir, je m’approchai sans crainte et m’assis calmement à quelques pas de lui. J’en avais beaucoup entendu parler autrefois, mais depuis quelque temps, je sentais que la communauté évitait d’en faire mention. On insinuait involontairement son existence à travers des gestes, des dessins ou parfois des interjections dont la référence semblait échapper à la plupart d’entre nous. Ceux qui, comme moi, s’en rendaient compte, levaient à peine les sourcils et laissaient couler la conversation dans un mode dénué de controverse. Les enfants questionnaient, mais les adultes cachaient leur agacement et détournaient l’attention des plus petits en chantant une chanson ou en faisant quelques pas d’une danse familière qui les distrayaient invariablement.

Moi, j’étais là, assis à côté de lui, si près que j’aurais pu allonger le bras et le toucher si j’en avais eu l’audace. À l’inverse de ma nature engageante et animée, je restais muet avec le regard fixe, respirant l’essence qu’il dégageait. Cela m’emplissait d’une extase et d’un bien-être qui ne m’étaient pas inconnus; qui rappelaient l’éveil des sens pendant la copulation. Je n’étais aucunement troublé. Le respect que j’éprouvais me gardait de le regarder directement ou de tenter un geste de rapprochement. Je restais inerte, comme il était inerte et cependant, on communiait par la voie de l’immobilité et du silence. J’aurais voulu que cela dure éternellement.

Soudain, avec lenteur et détermination, sans crainte et sans hostilité, il se dressa. Du coin de l’œil, je devinais qu’il me faisait un signe. Je sentis qu’il souffla dans ma direction, et avec une sérénité profonde, sans la moindre agitation, sans aucune brusquerie, il entama un premier pas pour s’éloigner de moi. Lorsque je levai la tête, il n’était plus qu’un point dans l’horizon qui disparut dans le tremblement de la distance. Je ne le revis plus.

Maintenant, sur le point de m’éteindre, tous les noms, les images et les souvenirs deviennent des taches informes qui se dissolvent graduellement, sauf cet instant passé avec lui, que je peux solliciter à tout moment et qui semble si tangible. Chaque respiration me ramène cet effluve que j’ai sentie une seule fois et que j’emporterai avec moi quelle que soit ma destination, après que mes fluides auront cessé de circuler.

 


Antoine Bustros is a Montreal pianist, composer and writer who has performed frequently at the Montreal Jazz Festival