Poussière de cristal

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En ouvrant les yeux, je vois la neige légère accumulée sur le bord de la fenêtre. Je crois qu’elle se dissiperait si je soufflais dessus, mais je n’ai pas la force de le faire. Tourner simplement la tête me demande un grand effort et me rappelle le poids de mon corps affaibli. Heureusement, il y a le sommeil qui m’emporte, le rêve qui me transporte et les pensées qui m’élèvent. Fréquemment ces jours-ci, je m’éveille avec des envies prononcées. Ce matin, c’est l’appel de saveurs distinctes qui fait fuir mon rêve. J’imagine l’odeur d’œufs frits et je salive au crépitement de tranches de bacon roussies, dont les éclaboussures invisibles pincent le revers de ma main pendant la cuisson. Ces sensations émergent au milieu d’un rêve qui naviguait librement il y a encore un instant, mais qui disparaît doucement comme une volute de fumée. Familiers, assouvis tant de fois, mes désirs ne sont plus que des mirages, chaque jour plus distants : le parfum d’une orange fraîchement pressée; les émanations capiteuses du café matinal; la texture spongieuse de crêpes dans la bouche, libérant une vague épaisse de sirop d’érable qui envahit le palais, enrobe la langue, sublime les sens et m’envoûte tout entier. Je connais tout cela intimement; je le sais, le sens, le vis à volonté, même si je n’y ai plus droit. Ces plaisirs gustatifs ne sont pas moins précieux, maintenant que j’en suis privé. Au contraire. Mais à quoi bon m’en plaindre? Personne ne peut exiger l’empathie; l’empathie est sélective et sans doute d’origine biologique. Quand un enfant mord avec avidité dans une pêche dont le jus ruisselle le long de sa manche, cela nous attendrit. Et d’une certaine manière, nous engage à partager son plaisir. Mais quand un homme vieux, tremblant et fragile, peine à saisir une tranche de fromage entre ses doigts raides, on n’a pas la même patience. C’est injuste mais c’est ainsi. Personne ne veut s’identifier à un vieillard. On éprouve, au pire, une sorte de répulsion, au mieux, de la pitié. On veut que les jeunes s’épanouissent et que les anciens s’effacent. C’est l’ordre auquel la longévité expose. Moi, en tant que vieux grabataire, je ne cherche plus la sympathie des autres, mais mon désir d’une pêche succulente n’en est pas amoindri. Il reste aussi pétulant que celui d’un enfant, seulement, il m’est usurpé, comme nous sont usurpés, au fur et à mesure, tous les moments furtifs qui forment notre vie et qui prennent leur vrai sens une fois passés : le premier amour, le premier baiser, le premier équilibre en bicyclette, la première journée de travail, le premier vol en avion, la première bouffée de cigarette; ces évènements n’ont de valeur qu’avec le recul.

Les enfants viendront nous visiter ce soir. Je dois meubler la journée en les attendant. Il y a à peine quelques semaines, j’aurais choisi un livre de ma bibliothèque. Il y en a tant que j’ai accumulés en me promettant de les lire un jour. Je me serais hissé sur mes vieilles quilles, avec lenteur, et j’aurais parcouru des yeux les rayons où se trouvent les chers bouquins que j’ai tant de fois hésités à tirer des étagères; je remettais à plus tard ces lectures, à un moment idéal où j’aurais plus de temps. Au lieu de les entamer, je lisais un magazine ou je feuilletais le journal, et je les ignorais. Maintenant que je n’ai plus l’espoir de les lire, ils sont devenus des trésors négligés. Je ne peux que les imaginer dans le salon, au dessus de l’abat-jour. Ils m’attendent toujours mais notre rendez-vous est passé. Je pense cela sans regret, car la vie est gonflée de vide, de lendemains espérés, d’événements anticipés, jamais matérialisés, et de grandes émotions dont on ne se souvient plus du tout. Pour passer le temps, j’aurais écouté de la musique. J’aurais glané, me serais tâté pour sonder mon état d’esprit, car le choix de la musique est crucial; quelle qu’elle soit, une fois entendue, elle nous emplit et nous impose son humeur. Je dois reconnaître que je n’aime pas le jazz. Je le tolère pourtant, mais je l’ai souvent subi sans m’en défendre et sans le saisir tout à fait non plus. Aujourd’hui, je comprends mieux cette résistance instinctive : au lieu d’ordonner le monde et lui donner un sens, l’écoute de l’improvisation sème le doute en moi. Elle me signale que rien n’est acquis, que la vie se décide au vol, que tout peut être repris, permuté à perpétuité. Son caractère aléatoire engendre une incertitude et suscite le questionnement. Cette pratique du jazz, parfois impressionnante, qui consiste à modifier la mélodie, le tempo et l’accompagnement d’une musique connue, ne gardant parfois de l’original qu’un squelette méconnaissable, m’a toujours déconcerté; comme si la pièce musicale n’était qu’un prétexte, ou un terrain de jeu pour un instrumentiste surdoué. Un quatuor de Beethoven, au contraire, me rassure sur la nature du monde. Il me démontre par l’exacte minutie avec laquelle il est tissé, qu’on peut aboutir à une œuvre imperfectible; toute altération la diminue. L’écoute de la musique classique m’informe sur la cohérence qui nous régit, ou du moins, me laisse croire qu’il est possible d’assujettir le chaos originel. Une cantate de Jean-Sébastien Bach me convainc de la raison d’être de l’univers tel qu’il est. Elle n’est pas une variante interchangeable. Les textures polyphoniques parfaitement réglées calme mon vertige de l’existence… je suis fatigué maintenant.

Depuis ma maladie, pour déjouer mes douleurs et mes frustrations, je revisite des segments de ma vie, abandonnés en cours de route. Plus j’y pense, plus je vois notre passage sur terre comme une succession de moments interrompus qui n’aboutissent jamais. Les joyaux de ma vie me sont apparut dans une demi conscience et il me suffit de les détailler mentalement pour reconnaître ce qui m’a échappé.

Je me rappelle sans effort du temps où Mathilde était infirmière, et que j’allais la chercher à l’hôpital. Parfois, je montais au 6ème étage pour la surprendre dans son uniforme avant qu’elle ne se change. Elle court dans tous les sens, légère, le pas souple dans ces souliers blancs. Quand elle m’aperçoit, ses traits se déraidissent et elle sourit d’un seul côté du visage, comme gênée d’être découverte dans le rôle qu’elle réserve à ses malades. Elle lève le menton en guise de salutation, puis me montre dix doigts pour les dix minutes qu’il lui faut encore. Ses pas redoublent de vitesse et elle disparaît quelques instants pour émerger sans bonnet, finissant ses tâches les cheveux libres, dans son tailleur sobre. Je me rappelle de cette journée pluvieuse où, sous mon grand parapluie bleu marin, dès notre sortie de l’hôpital, nous nous étions abrités pour échapper aux regards extérieurs. Je l’avais embrassée longuement tandis que la pluie tambourinait au dessus de nos têtes et que nos bouches, et nos langues, ne se lassaient pas de s’entremêler. Je goûte distinctement sa salive framboisée et amère. Ses cheveux caressant mon visage me chatouillent le nez. Je la dévore toute entière avec un désir sans fin. Je ne veux, ni n’attend rien d’autre du monde que la perpétuation de cet instant, son corps pressé contre le mien au coin de cette rue désertée des passants, avec comme seul témoin cette pluie intense, qui nous isole de la réalité. On lève la tête pour respirer, soûl d’amour, et le reflet luisant des insignes de néon éclabousse en taches de couleur clignotantes, l’eau ruisselant vers les égouts. Je frétille intérieurement, allongé raide sur mon lit, avec le seul mouvement de mon index gauche frôlant la phalange de mon index droit et le tremblement de mes yeux fermés, émus par ce doux souvenir.

Je vois nos balades à vélo : ma selle à ressort de cuir large tangue dangereusement; j’avais gardé cette bicyclette depuis l’adolescence. J’entends son grincement à chaque coup de pédale et je sens l’effort de mes jambes sollicitées à volonté. Tu es assise sur le guidon devant moi, et je contrôle mal le poids de ton corps fluide qui vacille précairement. Mais je suis prêt à tout. Je vois ta jupe tirée sous tes jambes, tenue de peur qu’elle ne gonfle au vent comme une voile. Par moment, j’arrête de pédaler pour reprendre mon souffle et je me dresse sur les pédales afin de mieux juger de notre direction. Une mèche de tes cheveux me barre le visage. Je la dégage d’un geste de la tête aidé par le vent. Je continue à pédaler debout, mon menton tout contre ton épaule effleurant ta nuque humide, et je respire ton corps bousculé par les soubresauts de notre course folle. Notre audace est sans borne tandis qu’on fonce sur une route de gravier en pente; à rouler ainsi à tombeau ouvert sans peur, nous unissons notre sort, grisés côté à côte. Le cliquetis des roues, la tension de la chaine rouillée, le chancèlement du cadre tremblant comme une cage, tout cela est parfaitement présent à nos sens, mais le danger nous laisse éperdument indifférents. Ce qui compte, c’est ta taille fine devant moi, tes jambes ballotant de chaque côté de la roue, tes doigts agrippant ta robe sous tes cuisses et ton corps vulnérable oscillant et insouciant. Mes avant-bras t’enserrent, chargés du désir turgescent et constant de t’étreindre, comme des garde-fous insensés qui garantissent à eux seuls la sécurité de ta vie entière abandonnée à la force nue de mon jeune amour.

Ta voix soudain chuchote et me ramène à la réalité. Tu me suggères un peu d’eau. Comme je ne peux plus me dresser pour boire, ce sont de petites sucettes en éponge que tu imbibes d’eau et me presse dans la bouche. Une grosse goutte coule sur mon menton et glisse lentement le long de mon cou. Tu ne t’en rends pas compte et je renonce à m’en plaindre par épuisement, mais aussi parce que cette ligne que trace l’eau fraîche est une sensation précieuse. Mes douleurs sont supportables aujourd’hui et cela me rend moins irritable. Je me passerai d’analgésique. Je préfère garder les idées claires et me souvenir d’autres moments heureux qui m’ont filé entre les doigts. Le présent est un traître qui nous domine et se joue de nous; il porte en lui l’illusion qu’il durera toujours. Tout se dérobe sournoisement avec une lenteur imperceptible et cette tromperie nous incite à survoler notre vie avec l’espoir innocent d’y revenir plus tard pour corriger, pour se reprendre, mais on rate presque tout, jour après jour, heure après heure. Notre jeunesse se déploie sous nos yeux pendant qu’on contemple l’avenir. Le soleil du matin luit encore quand on planifie la soirée. Le crépuscule s’annonce et on croit la journée terminée. La neige fond à peine et on rêve déjà à l’été; toujours appâter par le futur.

La nuit dernière j’ai rêvé qu’on dansait. Il y avait une salle de bal dans un château. Les femmes portaient de longues robes qui trainaient derrière elles, et nous, les hommes, devions nous assurer que personne ne les piétine. À la mezzanine, des spectateurs nous surveillaient avec des jumelles et nous devions à tout prix éviter de faire de faux pas. Je connaissais bien la routine et mes gestes se combinaient à ceux de ma partenaire avec une étrange élégance. Je suivais la musique sans hésitation, quand des temps vinrent à manquer. Alors, je marquai ces silences en figeant nos pas le temps qu’ils duraient. À force de haltes répétées, nos gestes devinrent saccadés. D’abord hoquetant sporadiquement, les intervalles se prolongeaient. Ces interruptions se multipliaient et de temps à autres, l’orchestre s’arrêtait plusieurs mesures d’affilée. Les autres danseurs continuaient pourtant à valser et semblaient ignorer ces discontinuités gênantes. Moi, je m’obstinais à suivre la musique et ses pauses. Je regardais les musiciens qui allaient jusqu’à déposer leurs instruments pendant ces temps morts, qui fumaient des cigarettes et conversaient entre eux, comme si de rien n’était. Ma partenaire et moi restions fixes comme des pierres à attendre qu’ils reprennent la cadence, pendant qu’autour de nous, on continuait à tourbillonner avec pour tout écho le froufrou des vêtements et la friction des pas sur le parquet. Ma compagne me suppliait des yeux de continuer à danser comme les autres, mais j’étais paralysé; sans la musique, qui devenait de plus en plus rare, je perdais toute motivation. Lorsque la musique s’arrêta pour de bon, je me sentis oppressé par un grand vide et je perdis toute raison d’être. Rien n’avait plus de sens. Pourquoi les autres continuaient-ils à danser? Dans quel but? Pour combien de temps encore? Allaient-ils se rendre compte de la futilité de leurs mouvements? Nous restions les bras tendus autour l’un de l’autre, immobilisés dans notre étreinte. Intérieurement, je voulais hurler, avertir les autres que la danse était finie, qu’il était temps de rentrer, mais je restais malgré moi incapable de broncher. Je me suis réveillé le cœur battant, avec la pensée que si un miracle se produisait et que je recouvrais la force de me mouvoir, je retrouverais intact le réflexe moteur de danser, ou de garder l’équilibre à vélo, ou de nager avec une totale coordination, ou même de patiner avec le transfert de poids subtil et parfaitement synchronisé que cela requiert. Ces facultés restent en moi, immuablement gravées dans mes neurones. Il manque l’énergie pour les activer, le feu qui les ferait s’embraser à nouveau.

 

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Je sais depuis des mois que je suis condamné et j’ai eu le temps de me faire au désespoir. Ma dégénérescence est inexorable. Je n’ose pas penser à l’état de mes intestins. Si mon cancer et les opérations successives ont graduellement rongé mon système digestif pendant près de trois ans, je suis maintenant au bout du rouleau. Je ne digère plus rien depuis plusieurs jours. Je devrais être déjà mort, mais je perdure et mon esprit encore alerte se sustente d’ultimes réserves; j’ai lutté toute ma vie pour éviter de grossir, ce sont pourtant des résidus de graisse dont dépendent mes derniers moments. Je n’ai pas d’angoisse car j’ai déjà renoncé à tout. J’ai fait mes adieux à mes proches et j’ai la conscience tranquille, mais je suis athée et avant que l’univers ne s’effondre autour de moi, je veux mettre à profit les pensées des dernières heures qui me restent. Mais au profit de qui, de quoi? Sans avenir, à quoi sert le présent? Ma vie n’a jamais été si immédiate et par là, inutile. Si au moins je mourais pour une cause. Si j’assassinais un despote dans un attentat suicide, ou si ma mort était un symbole de courage, un exemple de charité, de renoncement de soi; si ma disparition était mise au profit de la collectivité; ou si ma mort avait une valeur morale. Mais je ne vois pas qu’elle aura plus de sens que celle d’un pigeon maladroit ou d’un écureuil écrasé par un motoriste pressé. J’emporte avec moi les charges accumulées au long de ma vie et dont je ne me délesterai pas : les soucis, les préoccupations, les ambitions frustrées, les nuits d’insomnie, les éveils angoissés, les tressaillements intérieurs sourds, les exubérances excessives, tous les choix, les erreurs, les douleurs infligées, les bontés prodiguées, les mensonges, les élans de franchise, les secrets révélés, les ouvertures soudaines, les hypocrisies perpétuées, l’amour égoïste, la compassion qui donne bonne conscience, le désir de partage réel et l’avarice, la haine profonde, la jalousie vaine. Tous ces chavirements m’ont parcouru; parfois seulement effleuré, parfois ils m’ont torturé, d’autres fois ils m’ont dominé et même vaincu, trainé dans la boue. Qu’en reste-t-il? À quoi bon les avoir vécus? Quelle fatigue! Je n’arrive à rien. Ces pensées me tourmentent et m’épuisent. Je m’étais pourtant promis de ne plus ressasser. Il ne reste de tout cela que le cycle. Un mouvement qui commence dans l’ignorance de soi et se termine dans l’inadéquation interrogative. C’est triste et drôle, mais surtout foncièrement inutile. Si j’étais croyant, je donnerais un sens supérieur à cet embrouillamini, mais je pense avec toute la sincérité dont je suis capable que ce serait une manière d’apaisement superficiel et sans lieu d’être. Je préfère partir avec une vision crue et effrayante de la réalité, et reléguer les contes de fées au passé, à l’enfance innocente; de même que j’ai abandonné ma croyance du père Noël sans déchirement, j’ai aussi laissé aller sans retour les croyances religieuses qu’on avait forcées en moi. Il ne reste que l’amour pour ceux qui ont encore leur vie à poursuivre.

Ai-je bien dit aux enfants combien je les aime? À Mathilde, je l’ai répété tant de fois, surtout ces derniers temps. Mais à mes enfants, je dois encore le souligner. Depuis que je sens mes forces me quitter, je n’ai plus le loisir d’attendre. Je reste pourtant gauche, comme je l’ai toujours été. Quand se présentait l’occasion de leur montrer de l’affection, ça m’apparaissait superflu et inopportun. Je ne les ai pas habitué à recevoir mon amour autrement que par des cadeaux ou à travers Mathilde, qui s’acquittait volontiers de son rôle maternel, suppléant à mes carences. L’autre jour, toute la famille était réunie autour de mon lit. Chacun à son tour, et à sa manière, me faisait des gentillesses. Comme j’étais très fatigué et sous sédation, je gardais les yeux fermés tout en appréciant intensément la compagnie de ces adultes que j’ai vu grandir depuis le berceau. Ils ont maintenant des vies indépendantes et ne s’entendent pas également les uns avec les autres, mais ils ont convenu d’une certaine cohésion en prenant soin de moi. J’ai ouvert des yeux larmoyants pour les voir s’entraider et se relayer à mon chevet, sans pour autant arriver à sourire. J’en ai perdu la faculté; entre les douleurs devenues permanentes et les calmants qu’on m’administre à forte dose, ça ne me vient plus.

L’occasion s’est enfin présentée. Une atmosphère idéale prévalait, dénuée de tension, pétrie d’affection et de bonne volonté. J’avais suffisamment d’énergie et de courage; je me sentais investi du rôle de patriarche conféré par la situation et que personne ne me contestait. Tout mon clan était à mon chevet, prêt à boire mes moindres paroles, révérer docilement mes plus banales élucubrations, vénérer mes plus solennelles platitudes. À fleur d’émotion, tous étaient disposés à donner à ma personne diminuée, son moment de grandeur et m’honorer comme chef de clan, quand un gargouillis soudain, dans ce qui me reste de boyaux, généra un ruissellement tiède qui me salit. Il a fallu d’urgence faire venir la préposée pour me nettoyer. Comme à chaque fois qu’elle me change, elle demanda à tous d’évacuer la chambre. La besogne ne prit que quelques minutes puisqu’elle travaille vite et bien. Je n’en attends pas moins d’elle au prix que je la paye. Après qu’elle eut aéré et parfumé la chambre, ils sont tous revenus, mais le charme était rompu. Le ton des échanges entre eux avait changé et l’intensité ouatée s’était dissipée. On ne me prêtait plus la même attention, comme si j’étais mort entre temps. On discutait mes funérailles, qui auraient lieu sans doute la semaine suivante, en distribuant les tâches. Des discordes renaissaient entre les enfants qui évaluaient les coûts de la réception et rechignaient à l’idée de devoir faire bonne figure devant tant d’invités. Elie, ma plus jeune, qui est si fraîche et sensible, et qui est toujours restée mon bébé, semblait gênée par la tournure de la conversation, mais elle n’osait rien dire. Souriant sans me regarder, elle pressait légèrement mes doigts glacés et osseux dans sa paume dodue. Les autres n’étaient pas méchants et cherchaient même à m’intégrer à la discussion avec le genre d’humour et d’ironie auquel je les ai habitués, et que j’ai été fier de cultiver en eux. Je ne me sentais cependant pas le cœur à l’ironie, ni n’avais le courage de visualiser ma mort avec détachement. J’ai eu, tout d’un coup, un autre retournement digestif et cette fois, avec une convulsion bruyante, les deux extrémités ont cédé en même temps.

J’ouvre les yeux à demi. La lumière du jour s’évanouit dans les flocons de neige bleuissant qui soufflent contre ma fenêtre, comme de la poussière de cristal. Mathilde s’est endormie sur sa chaise roulante à côté de moi. Dans la pénombre, je la devine paisible et souriante. Elle attend patiemment ma mort depuis des semaines. Tendre et résolue, elle m’a demandé de tenir jusqu’à l’arrivée de Renaud, notre fils ainé. Il habite à Matane et n’a pas pu nous visiter depuis longtemps. Il arrivera tout à l’heure. Ce soir, toute la famille sera réunie. J’espère que je pourrai regarder et toucher chacun des enfants une dernière fois avant de m’éteindre.

 


Antoine Bustros is a Montreal pianist, composer and writer.